Istanbul by Orhan Pamuk

Auteur:Orhan Pamuk
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2018-05-31T22:00:00+00:00

* * *

1 Hacıağa : de hacı (hadji) : musulman qui a fait le pèlerinage de La Mecque et ağa : notable de village. Ici, nouveau riche aux manières provinciales et musulman bon teint.

21

Les riches

Au milieu des années soixante, chaque dimanche, ma mère achetait le journal Akşam. L'Akşam n'était pas de ces quotidiens qui entraient chaque jour à la maison. C'est pour cela que tous les dimanches matin, il fallait se rendre exprès chez le marchand de journaux, et mon père, sachant que ma mère se le procurait pour les échos mondains de la rubrique « Le saviez-vous ? », tenue par un rédacteur sous le pseudonyme de Gül-Peri, en faisait chaque fois toute une affaire, histoire de plaisanter. À travers les railleries et les piques de mon père, je sentais que s'intéresser aux ragots sur la bonne société était une faiblesse humaine motivée par deux raisons : la première était que « les riches » – nous en faisions partie, ou du moins souhaitions-nous encore le croire – étaient la plupart du temps passés au crible des allusions perfides et souvent truffées de mensonges des journalistes qui signaient ces commérages d'un nom d'emprunt. La seconde, c'était qu'être maladroits au point de se retrouver dans les colonnes des échos mondains n'était pas une chose qu'on pouvait envier aux gens riches. Malgré tout, ma mère et mon père lisaient ces cancans et les prenaient au sérieux :

« – Tous nos regrets compatissants à Feyziye Madenci. Un voleur se serait introduit dans sa maison de Bebek, mais on ignore exactement ce qui a été volé. Reste à voir si la police parviendra à élucider ce cambriolage fort énigmatique.

– L'été dernier, Aysel Madra n'avait pas pu se baigner parce qu'elle s'était fait opérer des amygdales. Cet été, sur l'île de Kuruçeşme, elle était heureuse quoiqu'un tantinet nerveuse. Allez donc savoir ce qu'elle avait cette fois...

– Muazzez Ipar est allée à Rome. Cette élégante dame de la société stambouliote ne s'est jamais montrée aussi gaie que pendant ce voyage. La raison ? On se demande si ce n'est pas grâce au monsieur qui l'accompagnait.

– Semiramis Sarıay, qui passe chaque été à Büyükada, rentre désormais dans sa maison de Capri. Et de là, elle ira à Paris où elle inaugurera plusieurs expositions de peinture. À quand les expositions de sculpture ?

– La société d'Istanbul semble frappée par le mauvais œil. Les personnes souvent citées dans cette rubrique tombent malades et se font opérer les unes après les autres. Même Harika Gürsoy que, dernièrement encore, nous avons vue très enjouée à la fête du clair de lune célébrée à Çamlıca dans la maison du défunt Ruşen Eşref. »

« Ah, Harika aussi a été opérée des amygdales », disait par exemple ma mère.

« Elle ferait mieux de se faire enlever les verrues qu'elle a sur la figure », assenait cruellement mon père, mais sans s'appesantir sur le sujet.

D'après ces conversations, je comprenais que certains individus de la « haute société » auxquels le rédacteur masqué du journal

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